Le Condamné à mort de Jean GENET
"J'ai dédié ce poème à la mémoire de
mon ami Maurice Pilorge dont le corps et le visage radieux hantent mes
nuits sans sommeil. En esprit je revis avec lui les quarante derniers
jours qu'il passa, les chaînes aux pieds et parfois aux poignets, dans
la cellule des condamnés à mort de la prison de Saint-Brieux.
Les journaux manquent d'à-propos. Ils conçurent d'imbéciles articles
pour illustrer sa mort qui coïncidait avec l'entrée en fonction du
bourreau Desfourneaux. Commentant l'attitude de Maurice devant la mort,
le journal L'Œuvre dit : « Que cet enfant eût été digne d'un autre
destin. »
Bref, on le ravala. Pour moi, qui l'ai connu et qui
l'ai aimé, je veux ici, le plus doucement possible, tendrement,
affirmer qu'il fut digne, par la double et unique splendeur de son âme
et de son corps, d'avoir le bénéfice d'une telle mort. Chaque matin
quand j'allais, grâce à la complicité d'un gardien ensorcelé par sa
beauté, sa jeunesse et son agonie d'Apollon, de ma cellule à la sienne,
pour lui porter quelques cigarettes, levé tôt il fredonnait et me
saluait ainsi, en souriant : “ Salut, Jeannot-du-Matin ! ”
Jean Genet
LE CONDAMNE A MORT
Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.
Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne,
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.
Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.
Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.
Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.
Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.
Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.