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Le Blog de Michel Benoit
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Le Blog de Michel Benoit
19 mars 2010

Dedans le grand miroir

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C’est un bistrot de rien, pas un vrai lupanar,

Un lieu simple et discret, où l’on veut que l’on vende

Quelques alcools bien forts et du café bien noir,

 

Du beaujolais nouveau, de la liqueur de poire,

Un vieux vin cuit où l’on macère des amandes.

Bacchus, mais pas Vénus : on ne veut pas d’histoire !

 

S’y retrouvent des gars, gueule peinte au pochoir,

Qui viennent se noyer, toujours la même bande,

Mais pas d’éclat de voix : ça n’est jamais la foire.

 

Ils s’agglutinent en tas tout autour du comptoir.

Pour fuir leur vie là-bas, c’est ici qu’ils descendent

Vacillant au dehors sous les coups de boutoir.

 

Un homme vient d’entrer, il est allé s’asseoir.

Il ne regarde pas sa tronche ni sa viande

Se refléter blêmies dedans le grand miroir,

 

N’a jamais un coup d’œil à son reflet d’ivoire

Il y verrait trop net sa face de limande :

Il aurait l’impression de pointer au parloir.

 

Il en a gros en lui, ce malheureux notoire.

Après deux ou trois verres, ses paupières se tendent :

Sa femme l’humilie, elle fait son désespoir.

 

Depuis dix ans déjà, c’est comme à l’abattoir :

Elle a honte de lui, elle le met à l’amende,

Le traite de raté, de type sans espoir.

 

Il ne supporte plus ses robes, ses mouchoirs,

Ses yeux trop maquillés, son odeur de lavande,

Et la méchanceté coupante du rasoir.

 

Il rit dans son ballon, pleure dans son pinard.

Ici c’est le seul lieu permis où il commande :

Il commande un vin blanc, il commande un ricard.

 

A la maison, jamais : elle tient le fermoir,

Les cordons de la bourse et la télécommande ;

Sa femme est un dragon, sa femme est un gueuloir.

 

Ses copains le bousculent, le forcent à s’émouvoir,

Elle l’a persécuté, il faut qu’il se défende !

Il y a des jours heureux tout au bout du couloir !

 

Il raconte à nouveau, les yeux comme un lavoir

Qu’il fuirait bien tout seul, à Bruges ou à Ostende,

Mais qu’il sent bien qu’il n’en a pas trop le pouvoir.

 

« Elle crie sans arrêt qu’j’finirai dans la Loire.

Mais j’suis pas égoist’ : qu’avec moi elle descende !

Sans cœur et sans remords, c’est notre trajectoire ! »

 

Avant d’rentrer chez lui, il a besoin d’reboire.

« Allez, encore un verre, hé ! s’il te plait ma grande !

Me fait pas l’coup d’la vioqu’ qui m’attend au perchoir !

 

Si ell’ me dit comm’ ça que c’est trop le foutoir,

J’l’étrangle au ceinturon, jusqu’à ce qu’elle se rende !

Et j’viens vous raconter. Vous rouvrirez le bar.

 

Ayez pas peur, les gars, je dis ça sans y croire !

Tiens ! Si je voulais vraiment, avant demain, je bande !

J’ai déjà mal au cœur… Bon, c’est pas pour ce soir… »

 

Chacun des autres fait un voeu prémonitoire,

Ce jour viendra, que ses copains attendent :

Il chargera pour elle une vieille pétoire.

 

On les retrouvera dessous la balançoire,

Tête tranchée à vif –ses copains le prétendent-

Les yeux bouffés de vers, le cœur dans l’arrosoir.

 

En attendant ce jour sans soleil et sans gloire,

Il ne regarde pas sa tronche ni sa viande

Se refléter blêmies dedans le grand miroir.

 

Puis il paie son écot, remet son imper noir,

Salue la société et s’enfuit sur la lande.

Demain, il sera là.

 Mais qui peut le prévoir ?

Jean-Noël LEBLANC

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